Dans la neuvième année de l’ère Yonghe (永和九年, en pinyin: Yǒnghé, 345 – 357), l’année du buffle d’eau Yin, sous le règne de l’empereur Mu de la dynastie Jin (晉穆帝, pinyin Jìn Mùdì, 343 – 361), au début du troisième mois lunaire (après le 20 avril 353), le premier jour du mois du serpent, quarante-deux nobles lettrés se réunirent dans le Pavillon des Orchidées, dans la province de Shanyin ( 山陰,pinyin: Shānyīn) pour y célébrer la fête de purification du printemps ( 修禊, pinyin: xiūxì). Parmi eux se trouvait Wang Xizhi (王羲之, pinyin: Wang Xizhi, 303–361) qui, légèrement enivré après le joyeux événement, s’assit sur les berges d’une petite crique, à l’ombre de hauts sommets (Shanyin [山陰], littéralement l’ombre des montagnes). Enveloppé dans la tiédeur de l’air, il écrivit son opus magnum, un texte de 342 caractères : La Préface aux poèmes composés dans le pavillon des orchidées (蘭亭集序, pinyin: Lántíngjí Xù).
Les rituels de purifications comprenaient généralement un certain nombre d’activités fatigantes, telles que le fait de ne pas dormir, des exercices de contrôle de la respiration, s’immerger dans de l’eau froide, rester sous une chute d’eau, etc. Issus de cercles politiques et culturels divers, ce groupe d’hommes illustres se réunit sur les rives du cours d’eau sinueux pour pratiquer ces rituels, en purifiant leurs cœurs à l’aide du vin, de la poésie et de la calligraphie.
Ils s’assirent sur l’herbe près de l’eau et firent flotter une coupe faite de feuilles de lotus et remplie de vin. La personne devant qui la coupe s’arrêtait devait composer un poème, et si il n’y parvenait pas, il devait boire une coupe de vin comme gage. Il n’est pas difficile d’imaginer que, plus le festin durait longtemps, plus les poèmes s’amélioraient. Comme l’écrit Wang Xizhi dans sa préface, le temps ce jour-là était magnifique, avec un vent doux et un ciel ensoleillé.
Nous lisons dans la préface : 是日也,天朗氣清,惠風和暢,仰觀宇宙之大。(pinyin: Shì rì yě, tiānlǎng-qìqīng huìfēnghéchàng, yǎngguān yǔzhòu zhī dà, c’est-à-dire : « aujourd’hui le ciel est dégagé, l’air est pur, et il souffle une douce brise . En levant les yeux, on peut embrasser l’étendue des cieux. »)
Après les réjouissances de la soirée, les poèmes furent réunis et Wang écrivit sa célèbre préface. On raconte qu’il essaya par la suite de réécrire le même texte plus de cent fois et qu’il fut incapable de reproduire la même élégance et le même raffinement. Ceci illustre l’importance de l’humeur du calligraphe lorsqu’il écrit, des quatre trésors qu’il choisit d’utiliser (文房四宝, ぶんぼう しほう, bunbō shihō) et du temps qui l’entoure. L’atmosphère de la fête, le temps ensoleillé, le vin et la bonne compagnie ne purent à nouveau être émulés.
Ceci confirme la théorie concernant la calligraphie que l’on trouve dans la préface (la seule partie ayant survécu) du livre intitulé Shu Pu (書譜, pinyin : Shū Pǔ, Les traités de Calligraphie) composé par le célèbre calligraphe et théoricien du début de la dynastie Tang (唐朝, pinyin: Táng cháo, 618 – 907) Sun Guoting (孫過庭, pinyin: Sūn Gòutíng: 646–691), aussi connu sous le nom de Sun Qianli (孫虔禮, pinyin: Sūn Qiánlǐ). Il y décrit les cinq discordances et les cinq dissonances qui doivent être nécessairement surmontées afin de créer une calligraphie exceptionnelle. Vous pouvez lire un article à ce sujet ici.
La calligraphie est l’enfant de l’instant et chaque instant est différent. Pour cette raison, chaque œuvre est unique. Si vous possédez une calligraphie, vous pouvez être sûr que celle-ci est réellement unique au monde.
Pour écrire sa préface, Wang Xizhi a utilisé un pinceau fait de moustaches de souris (鼠鬚筆, そしゅふで, soshu fude). Les poils de moustache de souris sont extrêmement réactifs et incroyablement flexibles tout en étant très fins et capable de créer des lignes à la précision et au tranchant chirurgicaux. C’est l’une des raisons pour lesquelles les caractères de la préface semblent être si vivants. Le papier utilisé était fait de fils de soie (蚕繭紙, さんけんし, sanken shi, “paper fait de pur fil de vers à soie”). Sa surface était lisse, glissante, et le pinceau planait dessus comme une grue blanche dans le ciel d’automne.
De plus, comme le texte a été écrit de façon spontané et que l’auteur était sous l’influence de l’alcool et débordait d’euphorie, la taille des caractères et le style dans lequel ils sont écrits ne sont pas consistants. En dépit de cela, la composition peut être vue et lue comme une seule entité harmonieuse. On trouve quelques erreurs et quelques corrections dans le texte. Xizhi s’est contenté d’écrire par dessus les caractères erronés avec un trait plus épais. Ainsi, allant de pair avec son extraordinaire technique d’écriture, le goût déjà délicieux de l’œuvre s’en trouve relevé, rendant ainsi encore plus belle l’ensemble de la composition.
Si l’on compare la première partie de la préface avec la seconde partie (divisées au milieu par les sceaux) on remarque que le style devient plus chargé d’émotions et plus personnel. Il y a plus de corrections et l’écriture semble devenir spirituelle alors que les lignes deviennent plus serrées, comme si l’esprit de XiZhi était en avance sur le pinceau, et qu’il essayait de rattraper le flot de ses émotions. Dans le texte il médite sur le sens de la vie et de la mort et exprime ses pensées quant à la fragile nature de la vie relativement courte de l’être humain. Dans son monologue existentiel, il remarque que nous devrions profiter de la vie et apprécier ses moments de plaisir, parce qu’au fur et à mesure que les années s’ajoutent les unes aux autres, on prend conscience que la vie finira un jour et on pourrait regretter d’avoir manqué les plaisirs simples.
La Préface aux poèmes composés dans le pavillon des orchidée est un appel au carpe diem pour les générations futures. Xizhi écrit dans la dernière ligne : 後之攬者,亦將有感於斯文 (pinyin: Hòu zhī lǎn zhě, yì jiāng yǒu gǎn yú sīwén : « j’espère que les générations à venir qui auront l’occasion de lire ces mots seront aussi émus par eux que je le suis maintenant. »)
Il existe beaucoup de grandes calligraphies et certaines sont chéries plus que d’autres. Cependant la grande majorité des trésors sont des écrits plein d’émotions : une dialogue intérieur avec soi-même, un message écrit à un tiers dans un état d’esprit hors du commun ; la préface confirme que les émotions et les sentiments sont ce qui nous rend humains et qui nous émeuvent aux larmes. La préface de Xizhi n’est pas seulement une mer de passion mais également une preuve éclatante de ses dons exceptionnels de calligraphe, d’écrivain et de sa sensibilité.
Encore une fois, la vraie calligraphie est l’œuvre de l’âme, pas du pinceau. Elle surgit de notre inconscient, libre de toute forme pré-déterminée, écrite alors que les règles dorment.
Author of the original text (English): Ponte Ryūrui (品天龍涙)
Traduction française: Olivier Delasalle