Avant même d’envisager d’écrire des kanjis (漢字, かんじ, “caractères [de la dynastie] Han” , c’est-à-dire les idéogrammes chinois), que ce soit avec un crayon ou un pinceau, il faut comprendre quel est le bon ordre pour écrire les traits qui composent chaque caractère. Peu de gens (en dehors de l’Asie) y prêtent attention, mais l’ordre des traits (c’est-à-dire l’ordre dans lequel on écrit les traits de chaque kanji) est plus important qu’il ne pourrait y paraître. Du point de vue de la calligraphie, cela affecte non seulement l’équilibre du caractère et son apparence générale, mais également la puissance avec laquelle il véhicule son message. D’un point de vue linguistique, cela affecte la lisibilité du caractère. Enfin, d’un point de vue pratique, le fait de savoir dans quel ordre se tracent les traits aide dans l’étude du caractère.
Commençons par parler des règles qui gouvernent l’ordre des traits lorsqu’on écrit un caractère chinois. Généralement, les priorités d’écriture sont les suivantes :
- De bas en haut (figure 1)
- De gauche à droite (figure 2)
- De l’extérieur à l’intérieur (figure 3)
Examinons de plus près le caractère 通 (つう, tsuu, “connaisseur”, “autorité”, “compteur pour les caractères” ainsi que “passer par” et “trajet”). J’ai choisi exprès une forme cursive du caractère pour montrer l’exemple d’un idéogramme comportant plusieurs priorités d’écriture. Comme le montre la figure 3, on commence en haut à gauche (pour appliquer la première règle, « de bas en haut ») et on continue en allant vers le bas, à droite (ce qui illustre la deuxième règle, « de gauche à droite »). Cet unique trait dans la forme cursive regroupe trois traits dans la forme standard. Le deuxième trait complète l’encadrement partiel et on termine par la partie du milieu. Enfin, dans un seul trait de pinceau, on finit par le radical « mouvement » (les lignes rouges en pointillé sur le caractère de droite indiquent le mouvement du pinceau). Le radical « mouvement » est la forme en L qui encadre partiellement le caractère sur la gauche et le bas du caractère.
Ces trois règles ne sont cependant pas les seules. Il en existe d’autres :
- l’horizontal avant le vertical (figure 4)
- les lignes verticales qui barrent plusieurs lignes horizontales viennent en dernier (figure 1)
- les diagonales vers la gauche avant les diagonales vers la droite (figure 5)
- la ligne centrale avant les diagonales vers la gauche ou vers la droite dans les caractères symétriques dans lesquels cette ligne centrale sert d’axe (figure 6)
- les encadrements avant les lignes intérieures (figure 3)
- le trait du bas d’un encadrement en dernier (figure 3)
- les points en dernier (exemple: 玉 ,たま, tama, la sphère)
Bien sûr, comme pour chaque règle, il existe des exceptions. Elles concernent généralement des caractères plus complexes ou des caractères qui ne sont pas symétriques. Il est aussi important de comprendre que l’ordre des traits dépend du style dans lequel on écrit. Il existe cinq styles majeurs de calligraphie : le style sigillaire (篆書, てんしょ, tensho), le style administratif (隷書, れいしょ, reisho), le style cursif (草書, そうしょ, sousho), le style standard (楷書, かいしょ, kaisho), et le style semi-cursif (行書, ぎょうしょ, gyousho). Voyez par exemple la différence d’ordre des traits du caractère 木 (き, ki, “arbre”) dans le style standard (le caractère de gauche de la figure 5) et le style cursif (le caractère de droite de la même figure). Dans le style standard le trait horizontal est écrit en premier, suivi du trait vertical, de la diagonale vers la gauche et de la diagonale vers la droite. Comme vous pouvez le voir, la forme cursive commence par le trait vertical et les trois traits suivants sont exécutés d’un seul coup de pinceau. J’ai ajouté des chiffres en rouge pour clarifier cela.
Revenons maintenant au premier paragraphe de cet article et regardons de plus près les trois catégories mentionnées.
1. L’ordre des traits du point de vue de la calligraphie
La beauté de la calligraphie est directement liée à l’énergie qui coule dans ses traits noirs. Cela s’appelle en japonais gyôki (行気, ぎょうき, “esprit mouvant”). Le gyôki est un flux d’énergie libre et sans entrave qui coule d’un trait à l’autre, à la fois à l’intérieur du caractère et à l’intérieur de la composition toute entière, jusque dans la signature du calligraphe (落款, らっかん, rakkan) et dans son/ses sceau/x (判子, はんこ, hanko). Comme une source fraîche qui surgit de hauts pics montagneux, cet esprit glisse comme de l’eau à travers les traits noirs du pinceau, emplit notre âme d’harmonie et d’équilibre, nous stimule par sa force et sa vigueur, et nous intrigue par des formes imaginatives et des courbes stupéfiantes , et pourtant pleines d’intuitions.
Si l’ordre des traits n’est pas respecté, alors le pinceau, du moment où il touche le papier (起筆, きひつ, kihitsu, “réveil du pinceau”, l’endroit où le pinceau entre en contact avec le papier au début du trait) au moment où le calligraphe le relève (終筆, shuuhitsu, しゅひつ, “fin du trait”, l’endroit où le trait s’arrête et où le pinceau est levé du papier), ne produira, au lieu de créer une œuvre d’art, qu’un labyrinthe de lignes duquel ne jaillira que le discordance au lieu de l’harmonie.
Au fur et à mesure qu’il écrit, le calligraphe pose et lève le pinceau de la surface du papier un grand nombre de fois et pourtant sa main dirige le pinceau du 終筆 au 起筆en “écrivant” une ligne de connexion dans l’air, dans un geste ininterrompu. On appelle cela la renmentai (連綿体、れんめんたい, “ligne continue”). La renmentai peut être implicite ou explicite. La ligne continue que l’on voit sur le papier (un ou plusieurs traits, voire plusieurs caractères, écrits sans lever le pinceau de la surface) est une renmentai explicite. La ligne que nous ne voyons pas mais que nous pouvons imaginer en suivant la séquence des traits de pinceau sur le papier est une renmentai implicite. La figure 7, qui est le rinsho 臨書 (りんしょ, rinsho, littéralement « faire face à l’écriture [de quelqu’un d’autre] », c’est-à-dire copier des œuvres importantes afin de les étudier) d’un fragment de lettre de Wang Xizhi (王羲之, 303–361) est un parfait exemple à la fois d’une renmentai implicite et d’une renmentai explicite. La ligne rouge en pointillés et les chiffres de 1 à 4 montrent le mouvement du pinceau dans l’air. En allant avec vos yeux du 終筆 au 起筆 vous remarquerez qu’il y une continuité implicite entre les caractères. Les flèches bleues (notées « 1 » et « 2 ») montrent les renmentai explicites des deux caractères qui composent le mot « professeur » (先生, せんせい, sensei). Une renmentai harmonieuse est impossible à réaliser si l’on ne respecte pas l’ordre des traits. Associée à la technique et à la passion du calligraphe, l’ordre correct des traits réveillent la vie et l’énergie qui sommeillent tranquillement dans l’encre veloutée.
2. L’ordre des traits et la lisibilité
Les caractères écrits dans le style standard sans respect pour l’ordre des traits seront toujours lisibles mais ils seront défigurés. Cependant, lorsqu’on passe au style cursif ou semi-cursif, le problème de déchiffrement des caractères devient plus sérieux. Le style cursif est de loin le style le plus intuitif et le plus complexe dans la calligraphie extrême-orientale. Il faut l’étudier avec soin pour arriver à l’écrire et à le lire. Regardez le caractère 耳 (みみ, mimi, oreille) écrit d’un seul trait en style cursif (Figure 8). Il est nécessaire d’étudier le style standard puis le style semi-cursif afin d’être capable de comprendre sa forme.
La règle générale du style cursif est de simplifier la partie gauche du caractère et d’amplifier sa partie droite. Par exemple le radical 言 (げん, gen, “mot”, “remarque”) et 水偏(さんずい、sanzui, le radical de l’eau [qui ressemble à trois points lorsqu’il est sur le côté gauche d’un caractère pour symboliser son lien avec l’élément liquide, comme dans le caractère 江, qui signifie “détroit”, “baie”]) peuvent être écrits de la même façon comme cela est montré dans la figure 9. Ce qui ne veut pas dire que la partie droite d’un caractère écrit dans le style cursif est plus facile à lire que la partie gauche! Le problème devient encore plus complexe lorsque les caractères n’ont pas une symétrie verticale, mais c’est un sujet pour un autre article.
En ce qui concerne le style cursif, écrire sans connaître au préalable l’ordre des traits amène à créer des caractères illisibles. La signification d’un caractère en style cursif est plus une question d’intuition que de lecture (ce qui est aussi le cas lorsqu’on l’écrit) et puisqu’un ordre de traits incorrects déforme le gyôki, le texte devient impossible à déchiffrer. Remarquez la logique et en même temps la grâce du caractère 生 (せい, sei, la vie) dans sa forme cursive. J’ai écrit la forme standard et la forme cursive pour comparaison.
3. Apprendre les kanjis et l’ordre des traits
Presque tous les dictionnaires que vous pouvez acheter proposent plusieurs classifications de caractères. Certaines sont basées sur le nombre de traits ou sur la composition du caractère (vertical, horizontal, enclot, de haut en bas…). Connaître l’ordre des traits vous aidera au minimum à trouver un caractère que vous ne connaissez pas encore. Mais cela vous aidera également à apprendre les kanjis plus rapidement. Il est plus facile de mémoriser quelque chose que l’on comprend, plutôt que d’essayer de s’en souvenir sans réfléchir. En gardant cela à l’esprit, sachez tout de même que l’ordre des traits peut être différent selon que vous preniez un dictionnaire japonais, chinois ou taïwanais, et certains caractères peuvent même avoir plusieurs ordres corrects (comme le caractère 必 (ひつ, hitsu, “certain”).
Note : les calligraphies écrites pour cet article sont des petits formats; les caractères originaux n’excèdent pas 2,5 cm de hauteur. Les images ont été agrandies lors de leur numérisation ce qui fait que les couleurs et les traits peuvent donner l’impression d’être déformés. Les calligraphies petit format sont plus pratiques pour montrer les détails et pour être utilisées à des fins pédagogiques.